La Fondation Asile des aveugles fête ses 180 ans
Regards vers le passé… et l’avenir!
Le 3 janvier 1843, l’acte de fondation de l’Asile des aveugles est signé. L’année suivante, l’établissement ouvre ses portes. Unique en son genre, il allie deux objectifs : soigner les problèmes oculaires et accueillir les enfants malvoyants ou aveugles. Rapidement reconnue d’utilité publique, l’institution n’aura dès lors de cesse de perpétuer ses missions de soin, d’accompagnement, de formation et de recherche. Une ambition omniprésente aujourd’hui encore.
Prenant ses racines dans un 19e siècle souvent sombre et tourmenté, l’histoire aurait pu s’écrire sous la plume romanesque de Stendhal, Hugo ou Flaubert. Nous sommes en 1842, à Lausanne. La ville ne compte guère plus de 16 000 habitants et la pauvreté règne en maître. La médecine est en plein essor, mais l’ophtalmologie n’est pas encore une spécialité médicale reconnue (en tout cas pas à Lausanne, où elle ne le deviendra qu’en 1890). À cette époque, les soins des yeux en souffrance sont sommaires, les opérations de la cataracte rares et périlleuses et la non-voyance mène souvent à la rue.
En révolte face à ce douloureux constat, une riche héritière tout juste opérée de la cataracte en Allemagne, un banquier devenu mécène et un jeune médecin talentueux (lire encadré) s’associent pour imaginer un lieu sans précédent. Moins de deux ans après la rencontre de ces trois protagonistes clés, les murs de l’Asile des aveugles se dressent sur le vaste terrain de vignes tout juste acheté (lire encadré). L’institution prend bientôt vie dans un élan spectaculaire : elle soigne, accueille les enfants malvoyants ou aveugles, ouvre des ateliers de travail adapté, puis des homes pour les personnes âgées malvoyantes ou aveugles. Sous l’impulsion de personnages plus brillants et investis les uns que les autres, elle devient, au fil des décennies, un service universitaire, un lieu de soins et un centre de recherche, toujours plus perfectionnés.
Magie de la Fondation
Quelque 180 ans plus tard, la Fondation Asile des aveugles a ainsi vu naître en son sein l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, le Centre pédagogique pour élèves handicapés de la vue (CPHV) — centre de compétences romand —, le Centre de recherche des sciences de la vue, mais également l’EMS Clair-Soleil et le Service social et réadaptation basse vision, autant d’entités visant à poursuivre les missions inscrites dans ses gènes depuis sa création.
« La magie de cette Fondation est d’avoir accueilli sous un même toit des personnes nécessitant des soins oculaires, des enfants orphelins aveugles, des jeunes non-voyant-es démuni-es et également des personnes âgées malvoyantes en perte d’autonomie. Dans le monde cloisonné dans lequel nous vivons aujourd’hui, il n’est pas certain qu’une telle structure verrait le jour sous cette forme. Et pourtant, cette multitude de prises en charge, de soins, d’activités et de recherches coexiste toujours dans les murs de la Fondation. Il en découle des synergies fructueuses au quotidien, avec quelque 90 professions — médicales, pédagogiques, administratives ou de recherche — qui interagissent et s’apprennent mutuellement. La somme de ces compétences est l’une des forces de la Fondation », résume Vincent Castagna, directeur général.
Directeur général
Rigueur, compétences et bienveillance
Si l’héritage de ces 180 années est lourd à porter ? « Il confère surtout une responsabilité, celle de l’honorer en cultivant ce mélange de rigueur, d’exigence et de bienveillance qui a fait de la Fondation ce qu’elle est aujourd’hui encore », poursuit Vincent Castagna. Et de conclure par les défis à venir : « Renforcer les actions de santé publique au travers de la santé communautaire, en multipliant par exemple les projets avec les EMS ou concernant les soins à domicile. Et, de façon plus globale, assurer au mieux la relève de cette belle maison, en maintenant un niveau de compétences aussi élevé qu’au cours des décennies précédentes, en soignant les collaborations avec des partenaires essentiels de santé publique et en gardant en tête notre mission première : œuvrer pour ce bien éminemment précieux qu’est la vision, en prenant en compte chaque personne dans sa globalité. »
La Fondation Asile des aveugles vers 1845. Estampe aquarellée, Frédéric Martens. Collection du Musée Historique de Lausanne, Fonds Asile des aveugles.
« Les temps ont changé, mais la Fondation reste un lieu unique et profondément humain »
Élida Calvo tient la cafétéria de la Fondation Asile des aveugles depuis 33 ans. À quelques jours de son départ à la retraite, elle confie ses souvenirs et son affection pour l’institution.
« J’ai connu les petits-déjeuners à préparer tôt le matin pour la soixantaine d’enfants qui logeaient au Centre pédagogique, les repas confectionnés en cuisine de A à Z pour les patients et patientes hospitalisées – souvent une semaine entière après une opération de la cataracte par exemple – et avec qui des liens se créaient jour après jour. C’était une grande famille qui comprenait aussi les collaborateurs et collaboratrices. Bien sûr, au fil des décennies, les temps ont changé, les soins ont évolué – les personnes ne restent plus que quelques heures sur place après une opération de la cataracte ! –, mais la Fondation reste un lieu unique et profondément humain. Je suis encore aujourd’hui frappée par le mélange de simplicité et de bienveillance qui se dégage des échanges, quelles que soient les positions hiérarchiques. L’esprit de famille est toujours là. »
Portraits express
Coup de projecteur sur cinq personnalités visionnaires ayant rivalisé d’altruisme et de générosité pour créer la Fondation Asile des aveugles, avec également le Dr Nicolas Ducrey, ancien directeur médical adjoint de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin et directeur du Musée de l’œil à Lausanne.
Elisabeth Jeanne de Cerjat (1769-1847)
De retour d’Allemagne, haut lieu de l’ophtalmologie où elle s’est fait opérer de la cataracte, la fortunée Elisabeth Jeanne de Cerjat s’inquiète et s’interroge. Qui pourra la soigner en Suisse si des complications surviennent ? Et comment faire pour que de tels soins y soient disponibles pour le plus grand nombre ? C’est alors qu’elle croise la route du Dr Frédéric Recordon.
Frédéric Recordon (1811-1899)
De retour d’un stage d’ophtalmologie en Allemagne pour parfaire sa formation suisse, le Dr Frédéric Recordon décide d’ouvrir un dispensaire rue Saint-Laurent à Lausanne. Il y multiplie les soins et également les opérations de la cataracte, porté par un dévouement sans faille. Mais les conditions sont précaires et les lits manquent.
William Haldimand (1794-1862)
Arrivé d’Angleterre, où il a fait fortune dans le milieu bancaire, William Haldimand se mue en philanthrope passionné pour aider les personnes dans le besoin. Avec le concours de l’un de ses amis, le pasteur Espérandieu, il fait la connaissance d’Elisabeth Jeanne de Cerjat et également du Dr Frédéric Recordon. Conquis par leur projet alliant hôpital et lieu de vie pour les enfants non-voyants, il soutiendra la création mais aussi la pérennité de la Fondation avec plus d’un million de francs, un don astronomique pour l’époque.
Marc Dufour (1843-1910)
Jeune médecin formé à Lausanne, le Dr Marc Dufour multiplie les stages en ophtalmologie. Il est en Allemagne lorsque le Dr Frédéric Recordon, débordé par l’ampleur de ses activités, l’appelle en renfort. Il deviendra son adjoint puis son successeur. Remarquable ophtalmologue, il amorce également une collaboration historique entre l’Hôpital ophtalmique et la Faculté de médecine. Il deviendra, quelques années plus tard, recteur de l’Université de Lausanne.
Jules Gonin (1870-1935)
Appelé par le Dr Marc Dufour en remplacement d’un médecin assistant, Jules Gonin se passionne pour l’ophtalmologie. Il deviendra médecin-chef de l’Hôpital ophtalmique puis professeur d’ophtalmologie, tout en poursuivant ses recherches. Ces dernières le conduiront à la découverte de la cause du décollement de rétine, ainsi que de son traitement.
Zoom sur 10 dates clés
Comment l’institution est-elle devenue ce qu’elle est aujourd’hui ? Retour sur quelques moments phares de son histoire avec Muriel Faienza, responsable de la communication à la Fondation Asile des aveugles.
- 1842 Première rencontre entre les trois protagonistes clés : Elisabeth Jeanne de Cerjat, Frédéric Recordon et William Haldimand.
- 1843 Signature de l’acte de fondation de l’Asile des aveugles, achat du terrain, approba- tion des plans ; l’institution est reconnue d’utilité publique par le Grand Conseil.
- 1844 Ouverture de l’Asile des aveugles, qui comprend un hôpital dédié aux soins des yeux et une école pour les jeunes aveugles.
- 1890 Sous l’impulsion de Marc Dufour, directeur médical de l’Asile des aveugles, une chaire d’ophtalmologie s’ouvre au sein de la nouvelle Faculté de médecine de Lausanne.
- 1905 Construction du home Recordon pour les femmes âgées aveugles et malvoyantes.
- 1954 Agrandissement de l’hôpital ophtalmique.
- 1968 Inauguration de l’EMS Clair-Soleil à Ecublens.
- 1979 Démolition de l’Asile Gabrielle Dufour et construction du Centre pédagogique pour élèves handicapés de la vue (CPHV).
- 1994 Création des laboratoires de recherche et d’une salle d’opération de chirurgie expérimentale.
- 2006 Inauguration du nouvel hôpital après transformation de la policlinique et construction d’une extension au sud.
3 questions à… Prof. Claude Gailloud
Ancien médecin-chef de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, le Prof. Claude Gailloud, aujourd’hui âgé de 92 ans, a exercé pendant 37 ans au sein de la Fondation Asile des aveugles. Il garde pour l’institution une affection et également une admiration sans faille.
Comment décririez-vous la Fondation que vous avez connue, à votre arrivée en tant que jeune ophtalmologue, dans les années 1960 ?
Nous n’avions quasiment rien en comparaison de la situation actuelle. En effet, le bloc opératoire était dépassé, nous opérions sans gants, sans microscope, il y avait très peu de moyens techniques. Durant des années, il n’y avait même aucune femme parmi les médecins. C’était une autre époque. Pourtant, dès mon arrivée, j’ai ressenti une certaine tendresse pour cet hôpital et perçu la force de son histoire. Il découlait de tout cela une ambiance chaleureuse et aussi un mélange de liberté intellectuelle, de recherches et d’activités intenses assez fascinant.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de la Fondation ?
Elle doit non seulement beaucoup à l’engagement constant et admirable du Conseil de Fondation, qui a permis des rénovations et des constructions audacieuses, mais également à la contribution apportée par le corps médical et les collaborateurs et collaboratrices aux spectaculaires progrès de l’ophtalmologie. Citons par exemple la découverte du traitement du décollement de la rétine ou l’introduction en Suisse du traitement conservateur des tumeurs intraoculaires de l’enfant et de l’adulte. Tant d’évolutions qui ont transformé les soins et permis des prouesses impensables il y a quelques décennies.
Que diriez-vous à un ou une jeune souhaitant devenir ophtalmologue aujourd’hui ?
Pratiquer l’ophtalmologie d’aujourd’hui est un privilège, alliant la possibilité de soigner des personnes de la naissance à la fin de leur vie, un contact humain permanent, l’accès à des diagnostics souvent rapides et des moyens thérapeutiques efficaces, le tout en côtoyant l’infinie beauté du regard, de l’œil et de tout ce qui le constitue. L’ophtalmologie implique un engagement total, permanent et enthousiaste. La formation est exigeante, les responsabilités arrivent vite. Presque personne, dans sa vie, n’échappe à un problème oculaire. Dès lors, pouvoir le résoudre, c’est aussi contribuer à améliorer la qualité de vie de la personne et parfois même changer le cours de son existence.
Nous avons modifié l’article original pour en faire une version web.