L’ophtalmologie au fil des siècles
Soigner les yeux, une priorité depuis la nuit des temps.
L’ophtalmologie est l’une des spécialités médicales les plus anciennes. Sans doute car le soin de l’œil, organe à la fois petit et isolé, a très vite requis des instruments spécifiques et une dextérité particulière. En Suisse, la Fondation Asile des aveugles a été pionnière dans la prise en charge des personnes atteintes dans leur vision, grâce notamment à des experts de renom comme Frédéric Recordon, Jules Gonin ou Claude Gailloud, entre autres.
Incontournables aujourd’hui, les spécialités médicales sont relativement récentes. Ce n’est en effet qu’au 19e siècle qu’apparaissent des chaires spécialisées dans les universités et les hôpitaux. La première officiellement dédiée à l’ophtalmologie est attribuée au Dr Joseph Barth à l’Université de Vienne, en Autriche. Actif entre la fin du 18e et le début du 19e siècle, il est souvent considéré comme le premier professeur d’ophtalmologie. À Genève, l’enseignement de cette discipline a débuté en 1875 et à Lausanne en 1896.
Et pourtant, les yeux ont fait l’objet d’une attention particulière dès l’Antiquité. Le monde arabe, mais également les Grecs et les Romains se sont alors intéressés à la vision et l’ont étudiée. « Au Moyen Âge, la prise en charge de la santé visuelle était le fait de différentes personnes. Certaines proposaient des onguents et des collyres pour traiter les « douleurs aux yeux », alors que d’autres sillonnaient les régions pour opérer la cataracte. Ces chirurgiens itinérants, des hommes qui se formaient souvent sur le tas, développaient des compétences spécifiques, ce qui leur permettait d’être des spécialistes avant l’heure », explique Philip Rieder, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève.
Et d’ajouter : « On compte parmi eux le fameux chevalier Taylor, au 18e siècle. » Car ces différents opérateurs nomades n’ont pas toujours eu le succès escompté. Cet Anglais est en effet devenu tristement célèbre pour avoir opéré Jean-Sébastien Bach et Georg Friedrich Haendel et les avoir rendus aveugles ! « Avant l’apparition des premières universités en Europe au 18e siècle, ces praticiens acquéraient leur savoir-faire directement sur les patients et patientes volontaires. L’invention de l’ophtalmoscope, qui sert à observer l’intérieur de l’œil, a ensuite rendu indispensable la formation de spécialistes capables de le maîtriser », poursuit l’historien. Cet outil a été inventé en 1851 par Hermann von Helmholtz, physicien et médecin allemand.
Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève
À noter que, bien avant, certains pionniers avaient déjà mis au point des techniques pour traiter les yeux. À l’instar de Wilhelm Fabry (1560-1634), un autre chirurgien allemand, célèbre pour ses innovations médicales et notamment pour la création d’un dispositif permettant d’opérer les tumeurs oculaires. Il pratiquait à Payerne, Lausanne et Berne. Le Français Jacques Daviel (1693-1762), opérateur itinérant, s’est quant à lui fait connaître pour sa technique d’extraction du cristallin.

Lausanne, fief de l’ophtalmologie
Au cours de cette évolution, la capitale vaudoise a joué un rôle important dans le développement de l’ophtalmologie. Ce n’est ainsi pas un hasard si son avenue Recordon – en hommage à Frédéric Recordon, pionnier de la santé des yeux – n’est pas très loin de l’avenue de France, où se trouve l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, établissement qui abrite aujourd’hui toutes les spécialités de l’ophtalmologie ainsi qu’une policlinique et un centre d’urgence.
Petit rappel des faits au sujet de ce personnage illustre. Frédéric Recordon, né à Rances en 1811, part étudier la médecine en Allemagne. « À l’époque, il n’y avait pas d’université à Lausanne et encore moins de spécialités médicales telles qu’on les connaît aujourd’hui. Durant ses études à Heidelberg, le jeune homme s’intéresse à la santé des yeux. Lors de son retour à Lausanne, il souhaite mettre ses connaissances au service de la population », explique le Dr Nicolas Ducrey, ancien directeur médical adjoint de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin et créateur du Musée de l’œil, à Lausanne. Il y fera deux rencontres déterminantes. La première porte le nom d’Élisabeth Jeanne de Cerjat. Cette femme issue de la noblesse est opérée de la cataracte en Allemagne, où elle entend parler du Dr Recordon, rentré au pays. Souhaitant profiter d’un suivi près de chez elle, elle le contacte…
La seconde est un personnage qui, lui aussi, va jouer un rôle décisif pour la santé oculaire de la population vaudoise : William Haldimand. « Frédéric Recordon avait les connaissances et Élisabeth de Cerjat la motivation de faire profiter la population des soins d’ophtalmologie dont elle souhaitait également elle-même bénéficier à Lausanne. Il ne manquait plus qu’une personne disposant des fonds pour lancer la création d’un centre dédié au traitement des affections oculaires, ainsi qu’à la prise en charge des personnes souffrant de handicap visuel. Banquier rentré d’Angleterre avec une fortune conséquente, William Haldimand injectera les fonds nécessaires. »
Ancien directeur adjoint de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin
En 1843, la Fondation Asile des aveugles est créée et permet, l’année suivante, l’ouverture d’un bâtiment abritant au rez-de-chaussée les locaux dans lesquels officiait le Dr Recordon et au premier étage un lieu d’accueil pour les jeunes aveugles.
La découverte de Jules Gonin
« Frédéric Recordon poursuivait également un but philanthropique en opérant gratuitement les personnes dans la pauvreté. Sans oublier que c’était la première fois que les aveugles avaient un lieu qui leur était destiné, le volet social manquant cruellement à Lausanne à cette époque », précise le Dr Ducrey. Au fil des années, la demande en soins ophtalmologiques augmentant rapidement, des agrandissements deviennent nécessaires. Un autre bâtiment est acheté pour héberger les personnes aveugles et malvoyantes et un internat prend en charge les enfants atteints dans leur vision.
En 1890, la création de l’Université de Lausanne offre un nouvel essor à la discipline avec la naissance d’une chaire en ophtalmologie qu’occupe alors Marc Dufour. Parmi ses élèves figure le Lausannois Jules Gonin, né en 1870. « En 1896, ce dernier devient adjoint du Pr Dufour à l’Hôpital ophtalmique. Si son nom a été donné à l’établissement actuel, c’est parce qu’il a contribué à faire rayonner l’ophtalmologie lausannoise à l’échelle internationale. Le Dr Gonin est parvenu à identifier les causes du décollement de rétine, mais également à en proposer le traitement. Il est rare dans l’histoire de la médecine qu’une même personne découvre à la fois l’origine d’une pathologie et la manière de la soigner. Les spécialistes de la rétine, de Suisse comme de l’étranger, sont alors venus à Lausanne pour voir comment le Dr Gonin traitait ces lésions », détaille le Dr Ducrey.
Jules Gonin décède brusquement en 1935, mais la réputation de l’ophtalmologie lausannoise a persisté grâce à toutes les personnes engagées qui lui ont succédé.

Le traitement de la cataracte au fil des siècles
Ce vieillissement naturel du cristallin était déjà opéré dans l’Antiquité, mais les techniques n’ont cessé de s’améliorer.
Responsable de la policlinique et des urgences de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin
Pour rappel, lorsque le cristallin (lentille située derrière l’iris) s’épaissit et s’opacifie, on parle de cataracte. « Il ne s’agit pas d’une maladie mais d’un processus naturel débutant dès la quarantaine avec tout d’abord un durcissement du cristallin qui devient ensuite de plus en plus opaque », explique le Dr Matthieu Barrali, responsable de la policlinique et des urgences de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin. Ce processus inévitable est décrit depuis l’Antiquité. Pour en traiter les méfaits, les Égyptiens repoussaient le cristallin au fond de l’œil à l’aide d’une tige de roseau. Appelée « couching », cette méthode rendait la vision moins trouble. Cette technique a perduré pendant près de 2000 ans.
Au 18e siècle, une avancée majeure est faite grâce au Français Jacques Daviel, qui propose de retirer le cristallin plutôt que de le repousser. « Pour cela, la cornée était ouverte, ce qui fragilisait l’œil, puis le cristallin et sa capsule étaient enlevés. Cette technique avait un effet délétère sur la réfraction, car le cristallin permet l’accommodation de près. Les personnes ainsi opérées devaient porter des lunettes avec une forte correction et étaient plus à risque d’un décollement de rétine », poursuit le Dr Barrali. Puis au fil des ans, les techniques s’améliorent et la capsule est conservée, limitant les risques d’infection et de décollement de rétine. En 1949, une révolution se produit avec la pose du premier implant intraoculaire, en Grande-Bretagne, qui remplace directement le cristallin et supprime le recours à des verres épais.
Depuis, les progrès se sont accélérés. Aujourd’hui, l’opération se fait par de petites incisions dans la cornée. Grâce aux ultrasons, le cristallin est liquéfié, aspiré, puis remplacé par un implant souple. « L’intervention, qui ne dure qu’une dizaine de minutes, permet de retrouver rapidement une vision nette. Réalisée en ambulatoire, elle se déroule désormais le plus souvent sous anesthésie locale, alors qu’autrefois, elle demandait une anesthésie générale et plusieurs jours d’hospitalisation », conclut le spécialiste.
Quelques illustres médecins de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin
L’institution lausannoise a acquis une réputation d’excellence en Suisse, comme à l’étranger. Elle la doit notamment à des pionniers qui ont permis des avancées médicales majeures. Voici trois d’entre eux présentés par le Dr Georges Klainguti, ancien médecin-chef à Hôpital ophtalmique Jules-Gonin et strabologue (spécialiste de la prise en charge du strabisme).
Le Pr Bernardo Streiff prend les commandes de l’Hôpital ophtalmique après le départ de Marc Amsler pour Zurich en 1944. Ce dernier avait lui-même dirigé l’institution au décès de Jules Gonin, en 1935. « Le Pr Streiff a marqué les esprits par ses grandes qualités humaines et scientifiques. Ayant grandi en Italie, il a engagé des médecins transalpins créant ainsi une filière de recrutement de patientes et patients italiens. Il ne se passait pas un jour sans que l’on entende parler italien dans les couloirs de l’hôpital », se souvient le Dr Georges Klainguti, ancien médecin-chef à Hôpital ophtalmique Jules-Gonin.
Le Pr Claude Gailloud succède au Pr Streiff en 1978. « Il a su s’entourer de collaborateurs et collaboratrices qui ont développé toutes les sous-branches de l’ophtalmologie. Il a ainsi modernisé l’hôpital pendant une période de grandes découvertes. Grâce à lui, l’Hôpital ophtalmique de Lausanne est devenu le plus dynamique de Suisse et son excellence reconnue au-delà des frontières », ajoute le Dr Klainguti. Parmi les médecins qui ont brillé sous la direction du Pr Gailloud, il faut citer le Pr Michel Gonvers. « Il s’est formé aux États-Unis en vitrectomie, une opération qui consiste à enlever le vitré pour pouvoir accéder à la rétine. Aujourd’hui, cette technique est courante mais Michel Gonvers l’a introduite à Lausanne où il a également été le premier à implanter un cristallin artificiel », poursuit le strabologue.
Le Pr Gailloud prend sa retraite en 1996. Lui succède le Pr Leonidas Zografos, qui dirigera l’Hôpital ophtalmique jusqu’en 2013. « Il a développé un pôle d’excellence dans le traitement des tumeurs oculaires en utilisant la physique nucléaire en partenariat avec l’Institut Paul Scherrer à Villiggen. Il s’est formé aux États-Unis et, pendant longtemps, Lausanne était le seul endroit en Europe où cette technique était disponible. Un grand nombre de patientes et patients étrangers – principalement atteints de mélanome choroïdien –venaient se faire soigner dans la capitale vaudoise, ajoute le Dr Klainguti. Le Pr Zografos a aussi œuvré au développement du traitement du rétinoblastome chez les jeunes enfants. Enfin, c’est sous son ère que l’hôpital s’est agrandi et qu’un nouveau bloc opératoire, plus grand et moderne, a été aménagé. »
Nous avons modifié l’article original pour en faire une version web.